Salonique à l'époque où Salomon Yeni y vit (1905-1933)

  • La cité de  Thessalonique, où Salomon Yeni y a vécu,  

    de la fin de l’empire ottoman à 1933 

     

     

     "femmes et homme juifs en Salonique, 1917". Source: Wikicommons

     

    Le port de  Salonique  a été fondé en -315, quand il a gagné la guerre de succession contre les autres généraux d’Alexandre le Grand : pour peupler cette nouvelle capitale de la Macédoine, il a invité toutes les communautés des alentours à s’y installer. Comme  Cassandre avait promis aux gens qui habiteraient sur place l’exemption des impôts, tout le monde courait peupler Salonique. Parmi eux,  des Gréco- juifs (appelés aujourd’hui romaniotes).  Jusqu'à l’arrivée de judéo-espagnols au 15ème siècle il y avait donc juste des Gréco-juifs (Romaniotes) à Salonique, une communauté d’environ 500 familles.

     

    Que s’est-il passé à partir de  1492 ?

    Dans le cadre de la Reconquista, Ferdinand II d'Aragon et Isabelle Ire de Castille expulsent d’Espagne tous les juifs qui refusent de se convertir au catholicisme. Près de 20 000 d’entre eux sont arrivés dans l’empire ottomans et plus particulièrement à Salonique et ont progressivement ont absorbé les Romaniotes. Les judéo-espagnols (sépharades) ont choisi Salonique en tant que grande ville de  l’Empire Ottoman parce qu’il y régnait une certaine tolérance à l’égard des non-musulmans, à condition de payer le dhimmi (impôt réservé aux  non musulmans, près de 3,5 fois supérieurs aux impôts payés par les musulmans mais qui leur garantissait la liberté de culte, de langue, de culture, de travail et une certaine autonomie administrative). La ville a connu au déclin au tournant du XIX° siècle en raison de la rivalité économique de chrétiens, grecs orthodoxes et Arméniens, d’épidémies (peste, choléra) et des pogroms.
    Dans la deuxième moitié du XIX° siècle, l’arrivée des Frankos, Juifs émigrés de pays chrétiens, favorise la renaissance de Salonique qui connaît un essor industriel - briqueteries, entreprises textiles, minoteries, etc. – et est touchée par la Haskala, mouvement Juif inspiré par les penseurs des Lumières. Des écoles de l’Alliance israélite universelle (AIU) contribuent à introduire la culture française et à former les élèves aux métiers requis par les industries. Des Juifs saloniciens militent au sein du mouvement Jeune turc, dans des organisations afin d’améliorer leurs conditions de travail. Jusqu’en 1922, plus de la moitié de la population salonicienne était juive (voir schéma ci-dessous : 1890 ) . 
    Les Juifs de la fin de l’empire ottoman  sont  « courtisés » par toutes les autres communautés qui recherchent des soutiens politique et économique pour leurs revendications nationales dans les Balkans.

     

     

     

     

       

     

    Dans une ville de 150.000 habitants juste avant les Guerres balkaniques, 75.000 saloniciens  étaient des juifs, 30.000 orthodoxes, 40.000 musulmans . Dans la pyramide sociale de 1912, les  juifs de Salonique représentent 25 % de la classe supérieure moyenne et 75 % de la communauté est de la classe ouvrière (avec un réseau très serré de syndicats puissants). La ville compte 32 synagogues. Les juifs parlent désormais judéo-espagnol et français en deuxième langue .

     

    Le cimetière juif de Saonique dans les années 20, avant sa destruction :

    environ 300 000 tombes y ont été recensées. certaines dataient de l'empire romain.

     

    2. Pourquoi le français est-il une langue aussi répandue au début du XX° siècle à Salonique  ?

     

     

     

    L’Alliance israëlite universelle avait été fondée par le politicien français  Adolphe Crémieux, qui anticipaient l’écroulement de l’Empire Ottoman ( il avait également rédigé un décret Crémieux  qui attribuait d'office en 1870 la citoyenneté française aux « Israélites indigènes » d'Algérie). On considère également que les juifs de France avaient honte du niveau de vie des juifs du Proche-Orient (pauvreté, manque d’éducation, ignorance, préjugés, etc.). C’est pour cela que plusieurs ont investi et sont devenus membres de l’Alliance Israélite Universelle, qui finançait les écoles en partie (le 50% était financé par la communauté locale, l’autre 50% par l’Alliance). Il s’agissait que les juifs reçoivent une éducation moderne mais aussi religieuse, apprennent la langue du pays (dans le cas de Salonique ceci était un problème puisque la ville était majoritairement juive et la langue était le judéo-espagnol), et des métiers pour ne pas être persécutés par les antisémites et pour être intégrés dans la société plus large.

    Qu’est-ce qui a changé à Thessalonique au début des années 1910 ?

    Salonique et la Macédoine sont toujours dans l’Empire Ottoman et   peuplées de  Grecs, de Bulgares, de Serbes, d'Albanais, de Turcs, de Juifs  et de Valaques. Le contexte d’affaiblissement de l’empire   transforme la région et voit se multiplier des  aspirations d'émancipation des peuples balkaniques vers des nationalismes antagonistes. La première guerre balkanique qui dura d'octobre 1912 à mai 1913 opposa la Ligue balkanique (la Serbie, la Bulgarie, la Grèce et le Monténégro) à l'Empire ottoman. Les armées des États des Balkans en supériorité numérique furent rapidement victorieuses. À la fin de cette guerre, les membres de la Ligue balkanique se partagèrent la quasi-totalité des anciens territoires européens de l'Empire ottoman, Une tentative française de maintenir la paix échoue. Fin octobre 1912, l'Empire ottoman, attaqué sur plusieurs fronts, recule. Salonique tombe aux mains des Grecs le 8 novembre 1912 et les ottomans doivent abandonner 90 % de leurs territoires balkaniques. Salonique devient grecque.

     

    3. Qu’a signifié pour les juifs de Thessalonique le passage de l’Empire Ottoman à l’État grec à partir de 1912 ?

    Les juifs de Salonique représentaient la communauté la plus ancienne et la plus « courtisée » de la ville. Or, à partir de 1912, ils ont compris qu’ils ne vivaient plus dans une communauté pluraliste , mais qu’ils étaient désormais rattachés à un État national. Rapidement, ils sont devenus des citoyens de deuxième qualité : les  écoles de l’Alliance juive française ont dû fermer, et comme souvent ailleurs, c’est la langue qui définit la nationalité. Les juifs ont vu les écoles communales transformées en  écoles communales grecques où le grec était la langue d’enseignement et l’orthodoxie, la religion officielle, dans ce nouvel Etat non laïc. Lentement, les juifs sont devenus grecs.  La langue française est devenue minoritaire. Toutefois, beaucoup de juifs de Thessalonique parlent le français et c’est à Paris, comme Salomon Yeni, qu’ils choisissent souvent d’émigrer quand la vie en Grèce devient trop  compliquée.

     

     

    4. Quel est le sort réservé aux Juifs de 1912 à 1939 ? quelles successions de catastrophes poussent certains d’entre eux à émigrer ?

     

     

    Alors que la guerre fait rage en Europe, à partir du 18 août 1917, un immense incendie (dont l’origine demeure inconnue) dévaste la quasi totalité de la ville de Thessalonique. Selon la légende locale, l’incendie s’est déclaré durant un après-midi de Shabbat, lorsque le charbon utilisé par un réfugié de guerre qui faisait cuire des aubergines s’est renversé sur le sol. Un vent féroce a alors attisé les flammes, provoquant un embrasement majeur qui a laissé les deux-tiers de la ville en cendres et a réduit à néant les logements de 70 000 habitants, dont 52 000 étaient juifs. Trente-deux synagogues, 10 bibliothèques rabbiniques, huit écoles juives, les archives communales et de nombreuses entreprises et organisations caritatives juives, ainsi que des clubs communautaires, ont été détruits.

     

     

    Après l’incendie, les Juifs de Thessalonique ont  reconstruit leurs institutions– à un tel point que les nazis ont fait face à une présence communautaire juive solide quand ils ont occupé la ville en 1941. Pourtant,  le gouvernement grec de 1917 a exproprié les terrains brûlés et a empêché les résidents juifs de reconstruire sur leurs terres. A la place, le premier ministre, Eleftherios Venizelos, a choisi de faire réaliser par des urbanistes français et britannique un plan urbain moderne et européen pour transformer le  centre-ville en espace grec réservé aux classes moyennes et favorisées. La communauté juive s’est donc  tournée vers les faubourgs, et y a établi de nouveaux quartiers dans des baraquements militaires alliés pour accueillir les victimes juives de l’incendie, majoritairement défavorisées, principalement dans le quartier appelé camp Campbell.

     

     

    D’autres ont opté pour l’émigration. Un dirigeant juif de Salonique a expliqué que ce n’était pas tant l’incendie lui-même, aussi dévastateur qu’il ait pu être, mais plutôt l’impact « profondément démoralisant » du plan de ville « nouvelle et moderne » qui avait poussé de nombreux Juifs à partir. Un auteur satyrique ladinophone devait plaisanter : « Est-ce que le ‘modernisme’ ne signifie pas… antisémitisme ? »

     

     

     

    A cela, vient s’ajouter un élément spécifique à la fin de l’empire ottoman : Six mois avant le traité de Lausanne (1923, précisant les frontières de la  nouvelle Turquie) , il y a eu " contrat d’échanges des populations" entre la Grèce et la Turquie. C’est une accélération des transferts de populations, déjà commencés avec les génocides arménien et grec pontique, visant à rendre irréversible ce qui est appelé « nettoyage ethnique » par les historiens  grecs et « stabilisation de l'homogénéité ethno-religieuse » par les historiens turcs.)

     780.000 musulmans de la Grèce ont quitté leurs domiciles et sont devenus réfugiés.

    Ainsi, 0.78 million de musulmans sont chassés vers la Turquie, tandis qu’ 1.2 millions de  grecs orthodoxes sont chassés de Turquie  et arrivent en tant que réfugiés en Grèce, dans un pays qui compte à peine  plus de 5 millions d’habitants. C’est ce que l’histoire grecque retient sous le nom de « Grande Catastrophe ». Ainsi, Thessalonique  a accueilli plus de 100 000 réfugiés, avec des conséquences importantes : l’explosion urbaine,  la  paupérisation de populations déracinées qui devenaient ainsi plus facilement la proie des idéologies d’extrême- droite, dont l’organisation des “Trois Epsilon” était le plus importante. A cela, s’ajoute une instabilité politique grandissante partout en Grèce, qui mène  au pouvoir en 1936, Ioánnis Metaxás et ouvre une période de dictature baptisée « régime du 4 Août » (1936-1941).

     

     

    C’est dans ce contexte de grande fragilité que le quartier salonicien de Campbell subit un nouvel incendie, résultat d’un pogrom, le 29 juin 1931. Ce quartier de baraquements avait été  édifié pour 200 familles juives expropriées à la suite des travaux de reconstruction de la ville après l’incendie de 1917.

     

     

    L’antisémitisme est véhiculé notamment par le journal Makedonia et par le mouvement nationaliste Ethniki Enosis Ellas (EEE, Union nationale de Grèce), proches du parti libéral dirigeant la Grèce.  Vers dix heures du soir, 2000 personnes environ, venant apparemment de faubourgs habités par des Grecs réfugiés d’Asie Mineure décidèrent d’incendier le quartier Campbell, ce qu’elles parvinrent à faire en dépit de la présence de l’armée qui était chargée de surveiller la zone. Il y eut de nombreux blessés et un mort : un boulanger chrétien qui avait voulu prendre la défense de ses concitoyens juifs.

    Les suspects de l’incendie, qui furent jugés l’année suivante (en 1932) à Veria, et parmi lesquels figurait un journaliste salonicien, des chefs de groupuscules fascisants, mais aussi quelques-uns des meneurs des incendiaires, des Grecs originaires d’Asie Mineure. Tous furent tous acquittés.

     

    Familles dans le camp Campbell au lendemain de l'incendie

     

    De nombreux Juifs saloniciens s’exilent alors en France (dont la grand-mère maternelle de Nicolas Sarkozy), Espagne, aux Etats-Unis, et en Palestine mandataire. C’est à ce moment-là que Salomon Yeni quitte sa famille et Thessalonique : il arrive par bateau à Marseille en 1933, puis  s’installe à Paris jusqu’en 1940.

     En 1936, la population de  Thessalonique compte encore près de 40% de juifs ( soit  70% de toute la communauté grecque). Sur les 55 000 juifs de Thessalonique en 1939, plus de 49 000 ont été déportés pendant la Shoah, surtout en 1943 et 1944. 2000 d’entre eux ont survécu. La plupart ne sont pas revenus s’installer à Thessalonique. Le passé juif de la cité a été presque totalement oublié jusqu’en 2014.